Que nous apprennent les évènements du Capitole ?
Pour la première fois en deux siècles, l’enceinte du Capitole à Washington D.C a été forcée lors de la session parlementaire, qui devait amener à la certification des votes du collège électoral américain. Ce sidérant spectacle, dans une des plus vieilles démocraties de la planète, laisse aujourd’hui les élus du 117ème congrès face une situation sans précédent, avec un président incitant à l’insurrection pour s’accrocher au pouvoir. Que nous enseignent ces événements sur la santé de la démocratie américaine, et sur l’état d’esprit de son électorat ? Pourrait-on imaginer pareil scénario se reproduire dans nos démocraties ?
« Nous nous mentirions à nous même si nous traitions cela comme une totale surprise » — Barack Obama
Comme très souvent, les mots justes sont venus du communiqué de Barack Obama, qui, dans les quelques heures suivant l’attaque a mis en évidence que « depuis deux mois, un parti politique accompagné de son système médiatique ont refusé de dire la vérité à leurs électeurs ». Et qu’en conséquence, l’éloignement et la distorsion progressive de la réalité ont conduit inévitablement une foule d’individus radicalisés à prendre d’assaut le temple de la démocratie américaine. La condamnation des agissements de Donald Trump et de sa rhétorique guerrière a, pour une fois, largement transcendé le clivage gauche/droite. La quasi-totalité des personnalités politiques de premier plan a condamné cette semi-insurrection dans le cœur de la capitale, tous n’allant pas jusqu’à impliquer la responsabilité du 45ème président. Chris Wallace de Fox News, devant l’horreur de la situation, franchira le pas en déclarant que la foule aura été envenimée par des contre-vérités assénées par le président, pourtant désavouées plus de cinquante fois par la justice.
Name & Shame
L’assaut du congrès sonne comme une puissante gifle auprès des parlementaires — emmenés par Ted Cruz — qui comptaient s’opposer à la certification des votes lors de la session du jour. L’ex-candidat républicain à la présidence et sénateur de l’Utah Mitt Romney, qui avait déjà essuyé la veille les invectives de partisans de Trump à l’aéroport de Salt Lake City, tentera de ramener l’ordre dans les rangs républicains une fois le calme revenu, avec des mots d’une rare gravité :
Ceux qui choisissent de continuer à soutenir son dangereux pari (ndlr : de Trump) en s’opposant aux résultats d’une élection légitime et démocratique seront à jamais considérés comme complices d’une attaque sans précédent contre notre démocratie. On se souviendra d’eux pour leur rôle dans cet épisode honteux de l’histoire américaine. Ce sera leur héritage.
Mitt Romney — via Twitter
Jamais un membre influent du parti n’avait employé une rhétorique aussi forte pendant le mandat de Donald Trump. Mais, éloquent témoignage de la profondeur des divisions qui rongent le Grand Old Party, plus de 140 parlementaires républicains voteront quand même pour une des deux motions visant à infirmer les résultats en Arizona ou en Pennsylvanie. Plus tôt dans la journée, le fils du président Donald Jr., avait enjoint les partisans de son père à envoyer ce message : « Ce n’est plus leur parti républicain ! C’est le parti républicain de Donald Trump. » Force est de constater que malgré tous les efforts de la presse, la réalité parallèle véhiculée par la Maison Blanche et les médias alternatifs a contaminé une partie substantielle de la droite parlementaire, prête à justifier les motifs de l’attaque de leur propre maison.
The Revolution will not be Televised
Les images de la foule en colère, qui entre petit à petit dans le Capitole, sont d’une grande violence pour quiconque porte un certain attachement aux institutions qui protègent nos démocraties. Non pas que l’affrontement ait lourdement dégénéré (bien que le bilan compte plusieurs morts dont un dans l’enceinte du parlement), mais il est rarissime d’assister à des images d’un peuple marchant sur sa propre assemblée. Le symbole est lourd de sens, et pendant quelques heures, l’Amérique immortelle est tombée de son piédestal, comme pour confirmer que le 21ème siècle ne sera pas américain. Mais la comparaison avec une quelconque révolution serait bien difficile à amener, car les motifs de l’insurrection divergent de tout ce que nous avons pu connaitre jusqu’alors. Il est stupéfiant de réaliser que les motivations de la foule qui a tenté de renverser le 117ème congrès juste élu relèvent de la pure fiction.
Les images qui ont filtré sur Twitter tout au long de l’après-midi ont, comme pendant une attaque terroriste, rajouté des éléments d’ambiance substantiels à ce que les chaînes d’informations en continu ont été en capacité de diffuser. Il était important de les avoir sous les yeux pour mesurer la dimension de ce qui se passait à l’intérieur. Comment comprendre où en est le peuple américain sans cette image d’un homme aux divers tatouages néo-nazis et déguisé en buffle se prendre en selfie sur le siège du président de la chambre ? Ou celle des parades de drapeaux confédérés dans la salle de la rotonde ? Ou cette menace écrite au feutre rouge sur un dossier laissée sur le bureau de Nancy Pelosi (présidente démocrate de la chambre) : We will not back down (nous ne reculerons pas) ? Ou encore cette dernière, des policiers à l’arme dégainée mettant en joue les manifestants souhaitant pénétrer dans l’hémicycle ? Le niveau de radicalisation d’une partie des supporters du président a pour beaucoup atteint un point de non-retour. Et si le rang des responsables déborde d’accusés, Donald Trump est aujourd’hui le premier de cordée.
La parole sacrée du Président
Si le discours abrasif du président suscite l’inquiétude depuis longtemps, la question de sa liberté d’expression est sujette à controverse et est extrêmement difficile à trancher. Principalement parce qu’elle va poser pour la première fois sérieusement une autre question, celle de la responsabilité des réseaux sociaux à contrôler ou filtrer l’information qui est publiée sur leurs plateformes. En janvier 2018, au beau milieu de la frénésie de tweets du président au sujet de la nucléarisation de la Corée du Nord, le très libéral (au sens français du terme) PDG et fondateur de Twitter, Jack Dorsey, est obligé de clarifier la position de la société au sujet des infractions répétés du président aux règles de la plateforme.
La position sera claire : les chefs d’états élus bénéficieront d’une totale liberté car considérée comme essentielle au débat public, qu’importe les éventuelles incitations à la haine et/ou désinformations. Une position critiquée, qui se rapproche de ce que nous pratiquons dans les faits en France (même si certains commentaires publics tombent régulièrement sous le coup de la loi). Le président Trump a donc les coudées franches pour s’exprimer, et en jouira pendant la quasi-totalité de son mandat. Facebook étant essentiellement un relai du Twitter présidentiel (qui reste la plateforme de prédilection du président, disposant d’un iPhone pour ce seul usage, en dehors du téléphone sécurisé de la Maison Blanche), le contenu est le même. Cette politique ne se heurtera à un mur que très tardivement, à l’approche des élections présidentielles. Ainsi, pendant quatre ans, le pays vibrera au rythme des déclarations tapageuses du milliardaire, distillant contre-vérités et imprimant quotidiennement la narration fantasmée de son action. Sa base électorale adhérera ainsi un peu à peu à un récit alternatif, qui correspond à ce qu’elle souhaite entendre, et qu’elle finit par croire.
“Proud boys, stand back and stand by“
Certains signaux seront considérés comme plus alarmants que d’autres. Après les violences de Charlottesville, le président peinera à designer les suprémacistes blancs comme responsables, déclarant qu’il y a des « gens très bien » de chaque côté. Cas similaire lors du débat de la présidentielle, Donald Trump ne dénoncera pas — lorsqu’on lui pose spécifiquement la question — les agissements des Proud Boys, une milice blanche d’extrême droite, leur demandant même à l’antenne de se « tenir prêts ». Prêts à quoi ? L’histoire n’y répondra que bien plus tard. Lors des manifestations de Black Lives Matter à Washington D.C. cet été, le président contribuera grandement à envenimer la situation, en qualifiant les manifestants d’insurrectionnels. On observe alors un dispositif de sécurité absolument impressionnant aux portes du Capitole, avec la garde nationale appelée en renfort préventivement. Des images qui renforcent la rhétorique du président protégeant la république de la menace des minorités. Dispositif inversement proportionnel à ce 6 janvier, où la Capitole Police s’est retrouvée très rapidement débordée par des manifestants qui n’étaient pas encadrés, car venant tout droit du discours du président un peu plus bas sur Pennsylvania Avenue. La garde nationale elle, n’avait qu’une présence minimale et non-armée.
Obtenez les faits sur les bulletins de vote par correspondance
C’est uniquement lorsque le sujet du vote arrive au mois de mai dans l’actualité que Twitter prendra sa première mesure à l’encontre du commander-in-chief. Le 26 mai, Donald Trump remettra en cause la sécurité du vote par correspondance au travers d’un tweet impulsif : « Il n’y a AUCUNE CHANCE (AUCUNE !) que le vote par correspondance ne soit autre chose qu’une fraude ! ». Pour la première fois, apparaitra un bandeau sous le tweet indiquant : “Get the facts about mail-in ballots,” avec un lien dirigeant vers un article de CNN démystifiant les mensonges répétés du président au cours des derniers jours.
Il est important de préciser que le vote par correspondance est un enjeu crucial dans l’élection américaine, surtout en cette période de pandémie. Il permet aux électeurs de voter à l’avance et de ne pas avoir à prendre un jour de congé pour se rendre aux urnes le jour J (qui est toujours un mardi), ce que de nombreux travailleurs précaires ne peuvent pas se permettre de faire. Le vote par correspondance étant cette année spécialement favorable aux démocrates, car beaucoup plus prompts à respecter les consignes sanitaires et à limiter les rassemblements que leurs homologues républicains. A noter qu’ironiquement, le président Trump lui-même a pour habitude de voter par correspondance.
La riposte ne se fera pas attendre. Le président accusera le réseau d’interférences dans les élections, mais le Rubicon est franchi. Twitter répétera ses avertissements en haussant le ton et en diversifiant les messages, pour s’adapter au contenu. Puis, à partir du jour du scrutin, le réseau social devra inscrire que « De multiples sources ont donné un résultat différent pour cette élection », sur plus de 200 tweets en l’espace de 24 jours. Un chiffre astronomique, mais n’est-il pas déjà trop tard ? En effet, un sondage Reuters/Ipsos indiquera deux semaines après l’élection que 52% des républicains pensent que Trump a gagné l’élection en toute impartialité, et un autre que 61% d’entre eux ne sont «pas du tout confiants» dans l’équité et l’exactitude des élections (Monmouth University poll).
One America News Network
La rhétorique du président frappe plus fort que les fact-checkers. Aussi parce qu’il n’est pas seul à mettre de l’huile sur le feu. La fin du mandat du milliardaire marquera une dérive accélérée de la réalité, une que même que Fox News ne pourra suivre. Excédé pendant la campagne de l’apparition de candidats démocrates à l’antenne de la première chaine d’information du pays, le président recommande à ses partisans de se tourner vers OANN (One America News Network) et Newsmax, deux organismes de droite dure propageant régulièrement des fake news et des théories conspirationnistes, dans le sillon du site internet Breitbart qui avait fait les beaux jours de la campagne Trump en 2016. Sur ces médias que l’on peut qualifier au mieux d’alternatifs, au pire d’insulte au journalisme, la réalité parallèle du Président est omniprésente, et l’opposition inexistante. Un beau coup de poker pour ces petits acteurs qui se retrouvent au premier plan de la scène médiatique, au détriment bien sûr de la bonne information de l’électorat américain.
Where is Mike Pence ?
Alors lorsqu’un président, probablement lui-même aliéné par cet ensemble médiatique, invite sans ambiguïté ses partisans à marcher sur le Congrès pour reprendre de force l’élection qui leur est due, est-il surprenant que cela se traduise en faits ? Au regard des réactions dans le camp républicain, peu avaient mesuré à quel point ils s’étaient pris à leur propre piège. En témoignent les manifestants scandant « Ou est Mike Pence ? » dans les couloirs du capitole, Donald Trump ayant sous-entendu deux jours auparavant que le Vice-Président avait le pouvoir de renverser unilatéralement l’élection (sans aucune base légale). Évacué en urgence du bâtiment, le numéro 2 du gouvernement aura eu l’occasion de sentir le souffle chaud de l’insurrection dans son cou, lui qui s’était distancié de cette fausse affirmation par communiqué un peu plus tôt dans la journée. En à peine quelques heures, il sera passé du statut de premier allié du président à ennemi de la foule en colère, témoignage éloquent de l’emprise de la parole présidentielle sur ses partisans les plus radicaux… et inquiétant avant-goût des difficultés à venir pour réunifier le parti républicain, ainsi que le peuple américain, avec la réalité.
Wake-up Call
Il serait incomplet de dire qu’un tel mouvement s’est monté de toutes pièces pendant les quatre années de mandat du milliardaire. Le terreau du complot, de la désinformation, de la fracture éducative et du creusement des inégalités de la population américaine était déjà là. Le président n’a fait qu’arroser abondamment un terrain un peu trop fertile, et a accéléré le développement de certains courants ultra-nationalistes radicaux, qui se sont avérés être un socle électoral beaucoup plus important que ce qu’il était possible d’imaginer. Les garde-fous institutionnels n’ont que difficilement fonctionné, l’opposition n’ayant pu exercer pleinement son rôle de contre-pouvoir avec une tentative d’impeachment bloquée au Sénat. Quant à la presse, si l’on peut créditer certains organismes d’un remarquable travail de fact-checking pendant quatre ans, la profondeur du clivage gauche-droite fait que chaque camp reste relativement imperméable aux arguments de l’opposition politique. En effet, d’après le think tank indépendant Pew Research Center, 76% des Démocrates et 81% des Républicains disent à présent qu’ils ne sont d’accord sur rien avec l’autre camp, y compris sur les faits.
A ce titre, les évènements du Capitole doivent sonner comme un avertissement auprès de toutes les grandes démocraties occidentales. Si la réalité européenne et états-unienne n’est pas la même, le populisme a aussi réalisé une percée significative au cours des dernières années de notre côté de l’Atlantique. Il conviendra de nous interroger sur la manière dont nous informons nos concitoyens, ainsi que sur le niveau de confiance accordée aux responsables politiques de tous bords. Le jour où ces derniers cessent d’être audibles, c’est un pan entier de l’électorat qui peut baser son vote et son action citoyenne sur des croyances plutôt que sur les faits, remettant parfois son destin dans les mains de ceux qui prêchent la nostalgie d’une époque romancée, plutôt que de relever les conséquents défis de notre temps (la crise climatique en premier lieu, grande oubliée du mandat Trump). Le rôle des réseaux sociaux devra être encadré, le congrès nouvellement élu ne manquera surement pas de remettre en cause la fameuse « section 230 », article du Communications Decency Act de 1996, dégageant les réseaux sociaux de la responsabilité juridique de tout ce qui est publié sur leurs plateformes.
Make democracy great again
Il existe de sérieuses raisons d’espérer. La semaine aura également vu le Sénat redevenir « bleu » pour la première fois depuis 2010, donnant ainsi le contrôle du parlement aux démocrates. Joe Biden aura les moyens d’appliquer son programme et de confirmer la nomination de son cabinet, au moins pour les deux premières années de son mandat. Il est important de se souvenir qu’une poignée d’extrémistes ne représente pas le peuple américain, pas plus que leur président qui n’a, ni en 2016 ni en 2020, gagné le vote populaire. L’Amérique a dit non à Donald Trump par plusieurs millions de voix à deux reprises. Cette fois-ci, la majorité a été entendue.
Barack Obama, le 20 janvier 2016, dans son dernier discours à la base d’Andrew dans la Maryland, après l’investiture de Donald Trump, avait caractérisé ce mandat qui commençait devant une foule déjà nostalgique : « Ceci est juste un — juste un petit arrêt au stand. Ce … n’est pas une période. C’est une virgule dans l’histoire continue de la construction de l’Amérique. » En donnant 81 millions de votes à Joe Biden, le peuple américain aura tout fait pour lui donner raison.